chroniques
Ainsi parlait ma mère de Rachid Benzine – Par Samir Belahsen
On sent que l'auteur y a mis beaucoup de lui, c’est ce qui donne à l’œuvre toute sa force.
« Oh ! L’amour d’une mère ! - amour que nul n’oublie ! (...) Chacun en a sa part, et tous l’ont tout entier ! »
Victor Hugo / Les Feuilles d’automne
« Le chef-d’œuvre de Dieu, c'est le cœur d'une mère. »
Gréty
Dans une précédente chronique (Le silence oblitère tout)
On avait présenté l’œuvre de Rachid Benzine « Les silences des pères ». Ces silences se justifiaient par la volonté de ces vieux de préserver leur progéniture des souffrances qu’ils ont endurées.
L’histoire
Dans « Ainsi parlait ma mère. », nous accompagnons une mère, qui sans parler, s’exprime.
"A l'heure où j'écris ces lignes, j'ai désormais 54 ans et elle...quatre-vingt-treize"
Dernier d'une fratrie de quatre garçons, célibataire, le narrateur s’occupe de sa mère de 78 ans qui ne peut plus rester seule. Il la soigne, la lave, la nourrit et lui lit « La peau de chagrin » de Balzac.
On est dans une commune de Bruxelles, dans un petit appartement de deux pièces. Elle vit, elle rallonge sa vie en écoutant « La peau de chagrin » lue par son fils.
Elle est venue de Zagora, jeune et analphabète. A la mort de son mari, écrasé par une palette de livres, elle a assuré une éducation et une morale sans faille à ses enfants, malgré les souffrances et les humiliations.
La plus grande humiliation étant l’invisibilité.
Avec le narrateur, on découvre la mère, qu'il ne connaissait pas.
A travers leurs échanges et surtout ceux qu'ils avaient au sujet de l’œuvre de Balzac, La peau de chagrin, on découvre une femme au grand cœur avec des qualités humaines insoupçonnées.
Ce qui la caractérisait, le plus, c’est d’abord le respect de l’autre, ce qui l'irritait le plus, c'était la vulgarité. Pas la vulgarité dans le langage, cela la heurtait mais ne la touchait pas vraiment. Non, c'était la vulgarité du mépris s'incarnant dans la puissance qui la heurtait".
Pourquoi « la peau de chagrin » ?
Le narrateur a choisi de lire "La Peau de chagrin" de Balzac à sa mère pour plusieurs raisons.
C'était le livre préféré de sa mère. Bien qu'analphabète, elle aimait écouter son fils lui faire la lecture de ce roman.
Cette lecture créait une complicité et un rituel affectueux entre le narrateur et sa mère. C'était donc un moment de partage et de connexion entre eux.
Cela traduit le pouvoir de la littérature, sa capacité à transcender les barrières linguistiques et culturelles. Bien que la mère ne maitrisait pas le français, elle pouvait apprécier et s'immerger dans cette histoire.
Le motif du choix de Rachid Benzine de "La Peau de chagrin" parait plus complexe.
Le thème central de l’œuvre qui a révélé Balzac est le conflit entre le désir et la longévité. Pour rappel, la peau de chagrin représente la force vitale de son propriétaire qui se rétrécit à chaque satisfaction d’un désir…
Le choix de "La Peau de chagrin" n'est pas anodin, il rappelle avec décence que cette mère est aussi, sinon d’abord une femme…
"Je ne sais pas si ma mère a été une bonne mère. Ou simplement une mère qui a fait ce qu'elle a pu. Avec ce que Dieu lui a donné comme connaissance, comme amour, comme courage. Comme patience aussi. Je sais juste que c'est la mienne. Et que ma plus grande richesse en cette vie est d'avoir pu l'aimer".
Rachid Benzine rend un hommage amoureux à sa propre mère, mais aussi à toutes les mères immigrées qui ont milité de toutes leurs forces, qui ont sacrifié leur vie pour offrir un avenir digne à leurs enfants.
L'hommage aux mères
Le thème de l'amour filial, c'est-à-dire l'amour entre parents et enfants, est fortement présent dans les œuvres de Rachid Benzine.
Dans la littérature arabe, semble -t- il , il est beaucoup moins développé que l'amour romantique.
La poésie arabe antéislamique et médiévale se concentre surtout sur l'amour passion, avec ses joies et ses peines. Certains estiment que 70% de la poésie arabe parle d'amour romantique.
L’amour filial est-il un peu tabou ?
Dans la littérature maghrébine de langue française, plusieurs écrivains ont abordé le thème de l'amour filial.
Assia Djebar, l’Algérienne, a souvent exploré les relations familiales et les tensions identitaires liées à la langue et à la culture dans ses romans mais l’amour filial reste un thème mineur dans ses œuvres.
Driss Chraïbi, le Marocain, a plus exploré les tensions entre les valeurs traditionnelles et la modernité dans les familles.
Mounira Chatti, la Tunisienne, dénonce la condition paradoxale de la fille tunisienne qui subit la puissance de la mère l'empêchant de s'épanouir en tant que femme.
Jamila Aït Abbas, l’Algérienne, dans son roman « La Fatiha », aborde les relations compliquées entre une mère et sa fille, dénonçant les mariages forcés.
On est, chez ces auteurs, dans une sorte d’amour conflictuel, la mère y symbolise un certain conservatisme, le poids des traditions, un vecteur de transmission.
Ce qui fait de « Ainsi parlait ma mère » un hommage audacieux et splendide à toutes les mères sources d'amour, de dévouement et de sagesse. Un hommage qui les rend visibles et c’est l’essentiel.
Visibles comme Hommes, visibles comme femmes…
Ainsi parlait ma mère est un petit livre plein de sincérité, d’humanité, de délicatesse, de justesse, de tendresse, de simplicité et de grand amour.
On sent que l'auteur y a mis beaucoup de lui, c’est ce qui donne à l’œuvre toute sa force.