La famille recomposée

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Adèle décide ainsi de laisser une lettre explicative à l’enfant à venir. Car personne ne connaît son secret en dehors de Belaïd. Mais elle ne sait pas si celui-ci est toujours en vie.

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Des noms et des faits de mon bled (suite)

Depuis son retour du Maroc, Adèle est malade. Son état dépressif connaît un point culminant pendant près de trois mois, au cours desquels elle demeure claustrée dans son monde obscur et confus. Ses visions hallucinatoires ne lui laissent aucun répit. Le médecin conseille le repos et le calme. Son état ne permet aucun diagnostic univoque. Il pense que sa maladie est dans un état transitoire au terme duquel elle peut en sortir ou sombrer dans l’irréparable. L’amitié qui le lie à la famille Girard lui dicte de leur tenir un langage sans détour. Tout le monde est alarmé. Les parents de la malade suivent à la lettre les recommandations du docteur. Aucun bruit, aucun propos contrariant, aucune mauvaise nouvelle ne trouble son repos. Personne ne lui pose de question sur son voyage au Maroc. Françoise et Jean ne fournissent pas de détails susceptibles de renseigner sur le pourquoi de la détérioration de sa santé. 

Eliane ne laisse rien filtrer sur Adèle. Les visites des proches sont éludées. Les gens sont d’ailleurs occupés par la fin de la guerre et par les dispositions prises par les autorités et les collectivités pour essayer de revenir à la normale et de commencer à s’habituer au temps de paix. Ce n’est pas facile. Les plaies sont profondes, tant au niveau humain qu’au plan matériel. Tout le monde est absorbé par les difficultés du quotidien.

Cette situation plonge la maison dans un grand sinistre. Les parents d’Adèle ne savent plus à quel saint se vouer. Le vieux Général perd son assurance de militaire ayant tout vu au cours de sa vie mouvementée. Eliane s’en veut d’avoir envoyé sa fille au Maroc. Ses préventions contre les dépaysements la reprennent. Combien de fois, au cours de leur séjour dans ce pays, Michel intervient pour la dissuader de renoncer à ses caricatures à l’égard du mode vie des autochtones, voire tout simplement de tout ce qui n’est pas français. Il lui interdit d’aborder tout propos à ce sujet en présence de Françoise et de Jean conquis par ce monde exotique. Ne connaissant pas le point de vue d’Adèle à ce sujet et la qualité des souvenirs qu’elle a rapportés de son voyage, Eliane tait ses jérémiades intolérantes. Elle se défend d’être raciste, mais elle pense seulement que les différences entre les peuples étant ce qu’elles sont, on doit éviter les mélanges. Elle est franchement contre les mariages mixtes étant donné les complications qu’ils occasionnent et les dilemmes qu’ils créent pour les familles. 

Adèle sort de sa léthargie pour se plaindre de nouveaux maux. La famille croit à une aggravation de son mal. Le médecin arrive. Il l’ausculte seul à seule. A la fin de son examen, il est perplexe. Faut-il poser à la malade des questions qui semblent incongrues étant donné la nature de la maladie qui la cloue depuis des mois au lit ? Il se résout au bout du compte à prendre le taureau par les cornes. Peut-être que cela fournira l’électrochoc salvateur, ose-t-il croire. « Ma chère petite, je crois que tu es enceinte ! ». Adèle ne comprend pas au début. Mais tout lui revient comme un éclair : la nuit avec Belaïd ! En un clin d’œil ses problèmes habituels laissent la place à une situation nouvelle, tout à fait inédite. Certes le lendemain de cette nuit torride, l’idée d’une grossesse traverse son esprit. Elle y pense pendant un court laps de temps, jusqu’au moment où les démons de sa dépression la reprennent, éperonnés par la nouvelle de la maladie de Belaïd. Elle retombe dans le monde des hallucinations. Toutes ses angoisses tournent pourtant autour de ce dernier. Elle est désespérée de ne pouvoir le revoir et s’expliquer avec lui. Plus elle ressasse cette idée et plus elle perd le fil de sa propre existence. Elle a peur de devenir folle.

La nouvelle de sa grossesse est inattendue et la secoue fortement. L’état d’Adèle ne lui a pas permis de comptabiliser les retards de son cycle menstruel. En plus, elle n’a aucune expérience : Belaïd est son premier amant. Elle reste muette. Le docteur lui propose un accord. Il reviendra plus tard, lui laissant le temps de digérer la nouvelle qui semble l’abasourdir. En attendant, ce sera leur secret commun. Adèle dodeline de la tête, signifiant son accord et sa reconnaissance. Elle sait qu’elle doit se ressaisir face à cette nouvelle donne. Connaissant la xénophobie de principe de sa mère, elle doit trouver un stratagème pour éviter de lui faire mal. Elle ne doit donc rien laisser filtrer sur le véritable auteur de sa grossesse. Elle échafaude en vitesse une histoire avec un jeune et beau déserteur italien rencontré au cours d’une promenade dans les environs boisés de la propriété familiale. Il aurait promis de revenir immédiatement après la fin imminente de la guerre. Elle demande intérieurement pardon à Belaïd dont elle ignore le sort mais dont elle porte désormais un souvenir vivant. Elle attend avec impatience de sentir celui-ci bouger dans son ventre dont le volume n’a pas encore changé. Elle revient immédiatement après à la construction d’un scénario plausible. Ses parents ne sont pas naïfs. Elle sait pourtant que, au pire, elle peut obtenir la mansuétude de son père. Eliane n’est pas méchante, mais elle peut vivre au fond d’elle-même cette histoire comme un échec de sa part. Elle finira peut-être par dépasser son sentiment de répulsion à l’égard des amalgames d’espèces, mais elle sera très peinée par les on-dit, elle qui croit que sa famille est un modèle de rectitude.

Le médecin revient et s’entretient avec une Adèle fatiguée mais dont les stigmates de la dépression ont miraculeusement été éclipsés par ses nouvelles préoccupations. Il ne sait pas si cette situation est durable ou pas. Mais il considère que tout ce qui peut marginaliser sa maladie est favorable à une sortie de celle-ci. Il écoute ses explications suivant le script qu’elle a préparé. Paradoxalement, il essaie d’attiser encore plus ses nouveaux soucis pour lui faire oublier son état dépressif. Il lui conseille in fine d’affronter ses parents pour ne pas laisser les choses s’envenimer. 

Il la rassure quand même en lui parlant d’une possible inclination de sa famille à lui trouver des circonstances atténuantes au regard de sa santé chancelante.

Bon an mal an, Adèle arrive à trouver les mots pour apaiser les craintes de ses parents. Elle raconte l’histoire qu’elle a mise au point. Cela fait couler des larmes, mais, en dépit de la déception, ils remercient Dieu de récupérer une Adèle sur la voie de la guérison. Si c’est le prix à payer… Eliane se sent intérieurement disposée à l’acquitter. Quant à Michel, il excuse sa fille unique sans condition. Réticente à évoquer avec sa fille tout ce qui se rapporte à cette grossesse insolite, Eliane est aux petits soins avec la convalescente. Cette dernière est souvent distraite, son esprit vogue loin de la grisaille lorraine. Elle se demande si le nouveau-né va être blond comme elle ou bien brun comme son géniteur. Celui-ci le verra-t-il un jour ? Elle en est certaine : elle retournera elle-même au Maroc pour cela. Ce qui est sûr c’est qu’elle l’aimera. Une fille ou un garçon ? Elle préfère une fille, mais adorera le garçon. Comment l’appeler ? Le dynamisme du fœtus qui remue sans cesse dans son ventre la sort constamment de ses rêveries. Elle les reprend immédiatement. Cette posture facilite la tâche de sa mère qui fuit le sujet de la grossesse. Mais pour Adèle, c’est l’essentiel. Les deux femmes sont donc sur deux planètes voisines mais différentes. De peur que sa fille sombre de nouveau dans son monde dépressif, la maman s’aventure sur le terrain de cette dernière. Et c’est le début de la mutualisation de la grossesse au sein de la petite famille. Eliane a mis Françoise, encore au Maroc, dans le secret, mais de façon laconique. 

La grossesse avance et les petits soucis sont presque oubliés. Les deux femmes sortent ensemble pour faire des promenades et des courses. Afin d’éviter les connaissances, elles vont plutôt à Nancy. Mais Eliane se doute que l’état d’Adèle suscite la curiosité. Des rumeurs courent. On parle de fiancé encore pris par ses affaires au Maroc. Ou d’un jeune prétendant rencontré à Nice où Adèle a séjourné quelque temps après son retour de voyage. Mais personne n’ose poser frontalement la question qui lui brûle la langue. La riche famille du général inspire respect et crainte.

La quiétude relative de la prégnante prend fin au neuvième mois de sa grossesse. Elle est obligée de grader le lit pour ne pas perdre l’enfant. Cette perspective l’alarme et elle la rejette de toutes ses forces. Le docteur la rassure. Ses parents la soutiennent. Elle n’est donc plus seule dans sa lutte pour le garder. Cela la rassérène de voir qu’ils y tiennent aussi bien qu’elle. Elle se dit à part soi qu’en cas de problème, il ou elle sera entouré (e) d’amour.

Son état lui fait cependant craindre des complications au cours de l’accouchement. Elle envisage le pire. Rejetant toute perspective de perte de son enfant, elle s’en ouvre au médecin. Elle l’implore de le sauver en cas de problème. Elle lui fait jurer de le faire. Il promet. Il sait que les pressentiments de certaines femmes peuvent reposer sur des ressentis que la médecine est incapable de jauger. Cela lui donne à réfléchir. Adèle, quant à elle, essaie de trouver un moyen qui la tranquillise, faute de pouvoir écarter tout risque. Elle décide ainsi de laisser une lettre explicative à l’enfant à venir. Car personne ne connaît son secret en dehors de Belaïd. Mais elle ne sait pas si celui-ci est toujours en vie. Elle pense à Jean qu’elle n’a plus revu depuis son départ du Maroc. Elle est sûre que si son ami lui a fait une confidence, il ne révélera rien à Françoise. Informée par Eliane, celle-ci sait seulement que sa nièce est enceinte.

Adèle met plusieurs jours à écrire sa lettre-testament à l’enfant attendu. Elle rédige lorsque tout le monde dort. Cependant, chaque fois qu’elle prend la plume, ses larmes coulent et l’obligent à remettre le tout à plus tard. Elle arrive difficilement à s’adresser à cet être encore en gestation. Comment s’adresser à lui, comme un garçon ou une fille ? Comment l’appeler ? Que faut-il lui dire ? Doit-elle s’excuser de l’avoir conçu(e) en dehors du mariage ? Que lui raconter sur son père ?

Voici la teneur de cette lettre, ô combien difficile à rédiger :

« Mon enfant adoré. J’écris ces mots avant mon accouchement de toi. Mon état me préoccupe, j’ai peur de ne plus être là après ta naissance que j’appelle de toute mon âme. Je prie à longueur de temps pour que tu voies le jour et que tu vives. Vis pour moi et pour ton père.

J’ai décidé de m’adresser à toi en t’affectant deux prénoms, Bella et Bel, parce que je ne sais pas si tu es une fille ou un garçon. Cette double appellation renvoie, dans l’un ou l’autre cas, à Belaïd, ton papa.

J’ai connu ton père dans des circonstances quasi magiques, lors d’un merveilleux séjour au Maroc. J’ai été poussée vers lui par une force irrésistible et j’ai adoré l’heureuse occurrence qui nous a rapprochés. C’est un jeune homme exceptionnel. Il est aussi beau que gentil. Il a fait des études poussées dans une université traditionnelle et il écrit et parle le français. C’est un Marocain fier de son identité et ouvert d’esprit. Il est un grand ami de Jean et de Françoise. Si je ne survis pas à l’accouchement, va voir oncle Jean lorsque ta grand-mère te remettra la présente lettre. Elle le fera l’année de tes vingt ans. J’ai choisi cet âge pour te mettre à l’abri d’une quelconque déception ou désagrément du fait de l’origine de ton père. J’espère qu’il n’en sera rien. Mais si c’est le cas, tu seras suffisamment grand(e) pour accuser le coup et prendre le dessus.

Si tu lis la lettre c’est que je ne suis plus de ce monde. Sache que si j’avais vécu, j’aurais fait le voyage au Maroc pour te présenter à ton père. Je n’aurais rien demandé d’autre que de vous mettre en rapport et d’avoir le plaisir de le revoir et de mettre les moyens en place pour que tu le connaisses plus que je n’ai été capable de le faire. Je pense que s’il échappe au mal qui l’a terrassé au moment de mon départ du Maroc, il s’est peut-être marié. Mais je suis sûre qu’il sera heureux de t’étreindre. C’est une personne douce et attentionnée. Il mérite d’être connu et aimé par toi.

Chère Bella ou cher Bel, ne crois pas que je regrette mon passé. C’est moi-même qui suis allé vers Belaïd. Je l’ai aimé et il m’a aimé à sa manière. Sois fier(e) de nous. 

Adieu mon adoré(e) et sache que mon amour pour toi et celui que j’ai gardé pour mon homme d’un moment réchauffent mon cœur et m’aident à partir vers l’autre monde. Je vous aime tous les deux. Adèle ».

Elle ferme l’enveloppe et la met de côté pour la remettre à Eliane le jour de son accouchement.

Adèle quitte ce monde à la suite d’une hémorragie post-accouchement. Mais avant de mourir, elle a eu le temps de tenir dans ses bras sa petite fille aux cheveux et aux yeux noirs. Elle dit à ses parents présents à ses côtés qu’elle s’appelle Bella. Personne ne lui pose de question à ce propos de ce prénom pour le moins original, fascinés qu’ils sont par ce petit être magnifique. 

Eliane est restée auprès de la nouvelle maman et de son nouveau-né qu’elle ne cesse d’admirer. Adèle sent un malaise qui ne cesse de s’intensifier. Elle est de nouveau assaillie par son pressentiment. Elle remet à sa mère une lettre qu’elle dit adresser à Bella et à elle seule. Elle lui fait jurer de la lui remettre en main propre le jour de ses vingt ans. Elle fait venir son père et lui recommande, ainsi qu’à sa mère, de prendre soin de Bella qui n’aura d’autres parents qu’eux. Quelques heures après, elle s’éteint. Bella ne sait pas encore qu’elle vient de perdre sa mère, une jeune femme qui n’a pas beaucoup profité de la vie et qui a à peine connu l’amour.

Bella a vingt ans. Le jour de son anniversaire, elle rappelle à sa grand-mère la promesse qu’elle lui a faite il y a des années lors d’un voyage à Nice. La vieille femme sort l’enveloppe du coffre-fort familial. Sa petite-fille la lui arrache des mains avec avidité et se précipite dans sa chambre pour la lire. Elle reste enfermée pendant des heures. L’aïeule s’inquiète et finit par frapper à la porte de la jeune fille. Celle-ci sort, les yeux rougis par les larmes. Elle donne l’impression d’avoir subitement vieilli. Eliane prend peur. Mais elle se contente de la prendre dans ses bras en silence et de la laisser pleurer sur son épaule. Ce ne sont plus les plaintes d’une enfant que la grand-mère apaise en calmant ses pleurs et en lui racontant des petites histoires pour lui faire oublier son bobo. Aujourd’hui, c’est un profond chagrin, sûrement rebelle aux mots usuels.

Bella ne dit rien, se contentant de tendre la lettre à la grand-mère. Celle-ci cherche ses lunettes et plonge dans les pleins et les déliés que sa défunte fille a su maîtriser. Plus elle lit, et plus ses rides se multiplient. Sa petite-fille a peur de ses réactions. Va-t-elle l’aimer moins ? La vieille femme se contente d’étreindre de nouveau sa petite-fille, l’être qu’elle chérit le plus. Elles restent dans cette position pendant un long moment.

Elle lui tient ensuite les propos suivants : « Tu es ce que j’ai de plus cher et tu le demeureras. Je pleure juste Adèle, partie sans profiter de l’amour de sa vie. Je serai à tes côtés pour réaliser le vœu de notre chère disparue. J’aurais aimé qu’elle soit encore parmi nous pour lui dire que je ne la blâme pas et que je suis prête à tout faire pour qu’elle soit heureuse. Je n’ai jamais su pour ton père et je ne t’aurais jamais caché son identité. Adèle l’a aimé et en a été fière. Ses choix sont sacrés et je les respecte. Sois fière toi aussi de ton père. Nous verrons ce que nous dira Jean ».

Impatiente d’entendre l’ami de son père, Bella presse Eliane de partir sur-le-champ chez sa tante. La vieille femme s’exécute. Jean n’est pas là, mais il revient incessamment, leur assure Françoise, intriguée par leur visite inattendue et par leur insistance de parler à son mari en particulier. On discute de choses et d’autres. Elle offre des jus et des biscuits que Bella ne touche pas. Celle-ci malaxe ses doigts nerveusement, les faisant craquer de temps à autre. Son impatience est manifeste.

Jean est de retour. Il est content de les voir. Il réserve toujours à Bella un accueil à nul autre pareil. Elle desserre rapidement l’étreinte de cet oncle qui a toujours été spécialement affectueux avec elle. Sans rien dire, elle lui tend la lettre d’Adèle. Il l’ouvre et, dès qu’il a lu les premières lignes, il se laisse choir sur un fauteuil sans cesser sa lecture. Il recommence plusieurs fois avant de la lui rendre. « Je connais l’histoire. Belaïd me l’a révélée sur son lit de mort. Il a emporté dans la tombe son regret de ne pas avoir revu Adèle et de ne pas s’être expliqué avec elle. Il l’a beaucoup aimée. Je lui ai promis de vous réunir toi et Adil, son fils et mon filleul, qui a aujourd’hui dix-huit ans. Son prénom est, comme vous le constatez, inspiré de celui d’Adèle. Celui de Bella l’est de Belaïd. Le moment est venu de vous réunir tous les deux ». Il leur fait le récit complet de la rencontre des deux tourtereaux, de la longue maladie de son ami, des disparitions successives des membres de sa famille, de l’accident de chasse et de la mort atroce du cher disparu, du courage de Hniya, sa femme… Il sort un album et montre à Bella plusieurs photographies de son père. Elle se retrouve en lui. Elle n’a pas résisté au désir d’embrasser l’une d’elle. Triste mais sereine, Bella remercie Jean et Françoise, l’initiatrice de son père à la langue française. Plus elle écoute le couple parler des faits et gestes de son géniteur, et plus elle en est fière. Eliane n’échappe pas à la magie du moment et ressent un peu de honte de ne pas avoir été suffisamment ouverte d’esprit pendant les années passées au Maroc.

Jean informe Bella du désir de son frère de venir en France pour faire ses études et son propre arrangement avec Hniya de l’inscrire au Lycée Henri-Poincaré pour faire les classes préparatoires d’ingénierie. Il leur signale qu’il compte se rendre au Maroc pour aider son filleul à finaliser les préparatifs de son voyage. Il sait que sa mère voudra l’accompagner. Tout de go, Bella lance à la cantonade : « Je pars avec toi oncle Jean ». Tout le monde est surpris, mais on sait que les décisions de Bella sont de véritables décrets. On discute seulement les modalités du voyage.

Au moment où Jean leur annonce sa visite au téléphone, il ne signale pas à Hniya et à Adil la présence de Bella à ses côtés, celle-ci l’a exigé. Ils atterrissent à l’aéroport de Casablanca, louent une voiture et prennent immédiatement la route. Il y a environ deux cents kilomètres à parcourir. Bella est surprise de se retrouver dans un pays qui n’est pas aussi dépaysant qu’elle a pensé. En dehors d’un climat chaud, d’un ciel bleu et de visages basanés, elle ne voit rien qui lui rappelle les images des vieux livres sur le Maroc qu’elle a consultés dans la bibliothèque de feu son grand-père. Elle est dans un pays organisé. Ce n’est qu’en quittant les environs de la grande métropole qu’elle commence à voir défiler une campagne brûlée par le soleil d’été, des habitations plus modestes et des gens accoutrés différemment. Elle sait qu’elle aborde déjà le fonds authentique du terroir de son père, comme on a essayé de le lui dépeindre.

Ils arrivent dans la grande maison campagnarde de la famille de Belaïd. Hniya et Adil manifestent une joie incommensurable à la vue de Jean. C’est aujourd’hui un vieux monsieur qui garde son sourire de jadis et toute sa vivacité. Hniya est subjuguée par Bella qui lui rappelle quelqu’un qu’elle n’ose pas nommer. Elle ne résiste pas au plaisir de l’embrasser tendrement. Mais elle ne pose pas de question. Adil trouve à cette belle jeune femme un air de famille. Il se met tout de suite à lui parler avec enthousiasme et à traduire les paroles de bienvenue de sa mère.

Hniya demande aux invités de se rafraîchir et de manger un morceau pour se remettre de leur long voyage. Elle fait servir tout ce que compte la cuisine marocaine de bon. Elle est elle-même un cordon bleu, maîtrisant aussi bien la cuisine campagnarde que les mets plus recherchés de la ville, Safi étant réputé pour ses tajines de poissons.

Jean présente Bella. Il s’adresse à Hniya : « Je ne sais pas si Belaïd, que Dieu l’ait en Sa Sainte miséricorde, t’a fait des confidences le jour de son bien triste décès ». L’intéressée est secouée par ce qu’elle vient d’entendre, mais elle acquiesce. « Tu sais donc qu’il a eu une fille avec ma nièce Adèle, décédée juste après son accouchement ». Elle fait oui de la tête. « Tu sais aussi qu’il m’a chargé de réunir ses deux enfants… Eh bien voici Bella sa fille et la sœur d’Adil. Son prénom est inspiré de celui de Belaïd. Sa regrettée maman l’a fait sciemment. D’ailleurs le prénom d’Adil renvoie à Adèle. C’est la volonté des morts ». Adil saute dans les bras de sa sœur et l’embrasse comme pour rattraper le retard accumulé depuis des années. Hniya est restée figée pendant un court instant. Elle arrache Bella des bras de son frère et l’étreint à son tour. Elle lui dit qu’elle lui rappelle son cher Belaïd et qu’elle est heureuse de l’accueillir dans la maison de son père. Elle lui fait savoir qu’elle a deviné qui elle est dès qu’elle l’a vue. Elle lui dit aussi qu’elle est heureuse d’avoir en elle la fille qu’elle n’a pas eue. Toutes ces paroles ont coulé de sa bouche comme un torrent. Bella est touchée par la sincérité du ton avant même qu’Adil ne traduise le contenu de ce soliloque. Elle se tourne vers Adil pour lui dire qu’elle a programmé depuis longtemps de le mettre au courant incessamment, puisqu’il a déjà dix-huit ans.

Hniya sait qu’elle a déjà pardonné à Belaïd et à Adèle. L’arrivée de Bella vient juste chasser le petit nuage résiduel qui obscurcit de temps à autre le passé dominé par le souvenir de l’amour de sa vie. Elle est désormais sereine. 

Jean expliquera par la suite les dispositions qu’il a prises pour la scolarité d’Adil. Bella annonce que sa grand-mère et elle souhaitent que son frère habite avec elle à Nancy, la maison est grande lui annonce-t-elle. Elle insiste pour que Hniya vienne à Nancy pour les aider à installer le futur étudiant. Elle informe Adil qu’à la rentrée, elle va enseigner à Henri-Poincaré, là où son oncle Jean l’a inscrit. C’est un excellent établissement, l’un des meilleurs de France. Il est à quelques minutes à pied de la maison de la Place de l’Arsenal. (A suivre)

Aziz Hasbi, 

Le 28 octobre 2020

Les épisodes précédents de Des noms et des faits de mon bled :

Des noms et des faits de mon bled

Les retrouvailles

Une amitié singulière

Une rencontre fatale

Le drame

La cruauté du destin

Le courage d’une femme

Une double absence