Le drame

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Œuvre sans titre d’Henri Michaux. On psalmodie des versets du Saint Coran. On exorcise le malade, censé être possédé. Rien n’y fait, la fièvre de Belaïd ne fait que monter et les délires avec. Il règne sur la grande maison de Hmida un climat d’abattement, de douleur et de désarroi. Les parents sont hagards.

1989
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Des noms et des faits de mon bled (suite)

Depuis qu’il a eu ce qu’il a qualifié d’apparition, Belaïd multiplie les visites à ses amis. Chaque fois qu’il emprunte la longue allée qui mène à leur maison, il scrute l’endroit où la créature presque irréelle s’est montrée, dans l’espoir et la crainte de revoir la jeune fille. Pourtant il sait déjà qu’elle existe bel et bien et qu’elle s’appelle Adèle. Malgré un imperceptible résidu d’appréhension venant du réflexe superstitieux courant dans son milieu, il espère la voir de près et lui parler, même si sa connaissance du français est encore très hésitante. Il se sent capable de trouver les mots et les gestes nécessaires. Il ne sait pas réellement ce qu’il va lui dire, mais il le lui dira. Depuis qu’il a subi le choc de leur entrevue quasi onirique, des mots et des phrases trottent dans sa tête, perturbant son sommeil. Il échafaude des scénarios et construit des scènes. Il aurait voulu lui citer des vers qui traduisent ses sentiments d’homme qui a eu le coup de foudre pour un mirage. Las, elle ne comprend pas la langue du dad, et lui ne connaît qu’approximativement celle de Molière. Mais il lui fera comprendre qu’il aime l’or de ses cheveux, le gris de ses yeux, sa taille élancée, la douce proéminence de sa poitrine qui annonce des trésors. Il veut qu’elle sache qu’il frémit avec le clignement ondoyant de ses cils, vibre avec le mouvement aérien de ses petits pieds qui frôlent à peine le sol et se fond dans l’ « insoutenable légèreté » de son corps élastique. Tout cela lui est dicté dans le désordre par son imagination fébrile. Son éducation et sa réserve naturelle le rappellent constamment à l’ordre et il rougit de croire qu’il serait capable de proférer des mots aussi osés pour parler d’un membre de la famille de ses amis. Ses pensées reprennent pourtant sans discontinuer leurs tribulations. Il oscille ainsi entre fougue et scrupule. La destinataire de ses sentiments contradictoires s’obstine cependant à demeurer invisible.

Il ne l’a en effet plus revue. Est-elle malade ? Sa tante et son oncle lui ont-ils demandé de l’éviter ? Il ne voit toutefois pas pourquoi ils le feraient. Cela doit être seulement le hasard qui ne les réunit pas de nouveau dans les mêmes endroits. Il décide donc de modifier les horaires de ses visites. Cela intrigue ses hôtes qui finissent par imputer ces irrégularités au caprice des emplois de temps, mais aussi à l’excentricité des jeunes. Ils ne font donc aucune remarque pour ne pas le vexer, lui qui a mis du temps à se relâcher. Ils apprécient sa compagnie, car c’est un jeune homme agréable et la discussion avec lui est toujours profonde et éclairante. Ils apprennent beaucoup de choses sur la culture, les coutumes et la jeunesse du pays. De son côté, il fait montre d’une grande soif à découvrir le monde européen. Il pose constamment des questions sur le mode de vie, la culture, la technique, les usages et traditions de ce monde qui l’intrigue et dont il jauge la grande différence avec le sien. Sa curiosité s’est accrue depuis qu’il a entrevu Adèle. Il sait pourtant que tout les oppose. Mais il subit une attirance impulsive et irréaliste.

Ses louvoiements avec les horaires et les rendez-vous ne servent pourtant à rien. Adèle reste absente. Ceci décuple son impatience. Il est prêt à tout donner pour un bref moment avec elle. Tout ? se dit-il en pensant à Hniya qu’il n’a pas revue depuis un certain temps. Son image n’est pas absente ; elle lutte contre l’intrusion de celle d’Adèle. La concomitance de ces visages commence à lui faire endurer un dilemme insupportable. Il veut rester fidèle à ses promesses tacites à Hniya et respecter cet ordre naturel qui le lie à ses racines. Mais au fond de lui-même, il a le sentiment d’être sur le point de les trahir. Il ne sait plus.

Combien de fois il refoule la question qui ne cesse de lui tarauder l’esprit et qu’il ne pose cependant pas à ses amis : où est Adèle ? Son éducation l’en empêche. Du reste, si dans la culture marocaine une telle indélicatesse n’est pas permise, il ne sait pas si le monde de ses amis la tolère. Il plane ainsi sur ses visites un non-dit qui alarme intuitivement ses amis, parce que ses traits révèlent certains signes de préoccupation. Ils ont toujours peur des malentendus qui peuvent venir de la différence culturelle. Ils savent que, chez les Marocains, il y a une pudeur qui empêche de tout dire. Il y a des circonvolutions langagières qui ne sont intelligibles qu’entre-soi. Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que leur visiteur est prêt à tout déballer pourvu qu’on lui donne des nouvelles de l’être qui l’obsède. Intérieurement, il se sent capable de franchir toutes les frontières qui le séparent d’Adèle. Cette perspective lui fait pourtant peur.

Le jour de leur nouvelle rencontre arrive sans crier gare. Cela advient le soir où, de retour d’une partie de chasse, Belaïd reste dîner avec ses amis. La table est dressée dans la vaste terrasse qui leur sert de séjour estival. Déjà, avant l’apéritif, les commentaires sur la journée prennent leur envol. Les chasseurs sont intarissables sur ce sujet. Devenus familiers, les deux ramis, excellents tireurs, qui n’ont rien à envier l’un à l’autre, se lancent dans les fanfaronnades propres à leur espèce. Au moment de l’apéritif, Françoise sert un jus d’orange au jeune homme. Mais elle ne peut s’empêcher de faire une remarque : « C’est dommage que tu ne puisses pas goûter un peu de champagne, un breuvage exceptionnel et léger. Mais je comprends, s’il s’agit d’un interdit religieux… ». « Laisse tomber Françoise, Belaïd ne doit pas contrevenir aux règles de l’Islam chez moi », intervient Jean. « Mais mon chéri, je ne cherche pas à l’inciter à boire !». Belaïd finit par réagir : « En réalité, la question de l’interdiction de l’alcool est sujette à controverse. Et puis beaucoup de mes coreligionnaires boivent du vin, et ce depuis toujours. Je vais donc goûter à mon tour. Cela me permet de commettre mon premier péché, tout le monde en commet un jour ou l’autre. Que ce soit pour ce ‘‘breuvage exceptionnel’’ comme le qualifie Françoise ». Il dit cela en riant, tout en insistant pour avoir une coupe. En acceptant, on ne sait pas s’il cherche à transcender l’interdit ou plus simplement à crâner pour être à la hauteur de la circonstance. Apparemment son orgueil du moment l’emporte. Chacun franchit un jour son Rubicon, souvent par défi.

Avant de boire, il suit les directives de son instructrice : d’abord humer le liquide doré, puis tremper ses lèvres pour les laisser chatouiller par les bulles et enfin avaler une gorgée. Le rituel lui fait oublier momentanément son débat intérieur sur l’interdit religieux. Mais ses scrupules ne disparaissent pas pour autant. 

Adèle choisit ce moment pour faire une apparition aussi légère que lumineuse. Belaïd se lève. Surpris, Jean l’imite. Elle vient vers l’invité et hésite un moment avant de lui tendre une petite main frêle qui frémit dans la sienne comme un petit oiseau sorti de son nid. « Adèle », annonce-t-elle. Il ne sait pas comment agir. Il se contente de garder la petite main. Sentant l’incongruité de l’instant, Jean intervient pour faire les présentations. « C’est ton apparition métamorphosée en Adèle », lui lance-t-il. « Voici notre cher ami Belaïd, un lettré et néanmoins excellent chasseur », dit-il à sa nièce. Elle dégage sa main et fait une légère révérence. Il ne sait toujours pas quoi faire, mais ses yeux ne la quittent plus. C’est Françoise qui sauve la situation en invitant tout le monde à prendre place.

La discussion repart sans Belaïd qui a peur de commettre un impair en s’associant à l’échange. Jean cherche à revenir au bavardage sur la chasse. Notre héros s’adresse enfin à Adèle, lui demandant si elle va bien. Cela nécessite de nouveau l’intervention de son ami qui parle de la petite mésaventure de son jeune ami et de son « apparition » angélique. « Je lui ai dit ce jour-là que tu étais fatiguée et que, pour notre immense bonheur Françoise et moi, tu es venue ici oublier la rude épreuve de la guerre». Depuis le début du conflit mondial, Adèle s’est installée en Provence avec sa mère et un neveu de cette dernière ; le père étant resté à la maison. A cause de sa santé fragile, la famille de la jeune fille s’est employée à l’envoyer au Maroc pour l’éloigner de l’ambiance délétère des hostilités.

La soirée continue sur la terrasse. On remplit de nouveau les coupes et on les lève à la santé d’Adèle. Notre ami le fait avec enthousiasme, tant la vie de cette dernière lui est désormais chère. Il vide sa coupe. Il s’enhardit et boit sans plus aucun scrupule, ignorant le froncement de sourcils que lui adresse son ami de temps à autre. Il finit toutefois par faire semblant de l’oublier 

Pendant le reste de la soirée, Belaïd ne cesse de regarder Adèle. Il fixe sans retenue ce visage de chérubin et scrute ce corps frêle mais bien proportionné. Ceci lui permet de transcender ses états d’âme contradictoires. Adèle, de son côté, ne manifeste pas le moindre signe de gêne d’être regardée avec tant d’insistance. Impute-t-elle cela à un trait culturel local, ou bien à une attirance invincible qu’elle exerce sur lui, ou simplement à une absence de tact de la part de Belaïd ? Ce dernier ne semble même pas se poser ce genre de questions. Il se contente de cet abandon apparent de la part de la jeune fille à son regard fureteur. Ce petit jeu d’une séduction sans gêne n’échappe pas aux hôtes. Ils essaient de rompre cette ambiance d’envoûtement inattendu. Françoise a peur pour Adèle dont elle connaît la vulnérabilité. Elle invite tout le monde à venir à l’autre bout de la terrasse pour admirer la pleine lune ; mais celle-ci fait du zèle en brillant plus que d’habitude, comme pour saluer la chaleur de cette rencontre et encourager l’échange silencieux entre les deux jeunes gens. Pendant ce temps, Belaïd se laisse balloter par des courants contradictoires. Il a le sentiment d’être précipité sur une rive inconnue. La douceur du moment impose son magistère. 

Le point culminant de ce dîner bien arrosé advient avec l’arrivée d’une bouteille de mirabelle qui garde les marques artisanales du paysan lorrain qui l’a distillée. Jean met en garde Belaïd contre la haute teneur en alcool de cette liqueur. Ce dernier ne relève pas. De nouveau, Françoise fournit le savoir-faire à l’apprenti œnophile. « Prends une petite gorgée et laisse le liquide s’évaporer sur ta langue avant de l’avaler au compte-gouttes. Cela te permettra de ne pas avoir la sensation de brûlure dans la gorge », lui recommande-t-elle. Mais la plus méchante des brûlures ne peut lui faire perdre la face en présence d’Adèle.

Toutefois il ne manque pas de laisser voir un léger titubement au moment où il se lève et annonce son départ. Au fond de lui-même, il ne souhaite pas quitter la ferme. Encore une fois, Françoise intervient pour lui proposer de passer la nuit chez eux. Jean enverra quelqu’un pour prévenir Si Hmida. Il accepte l’invitation en remerciant. Il ne veut pas que ses parents le voient dans cet état. Après le départ des femmes, il papote un peu avec Jean qui est aussi éméché que lui. Il le guide vers une chambre d’invité attenante à la terrasse ; les maîtres de maison et leur nièce dorment dans une autre aile. 

Le sommeil fait le difficile, fuyant ce corps agité. Belaïd lutte pour ne pas noyer le visage d’Adèle dans les divagations éthyliques qui essaient de divertir son esprit qui veut imprimer à jamais les traits chéris pour plus tard. Puis l’endormissement tombe comme une massue. Un engourdissement profond. C’est au cours de cette plongée abyssale qu’un léger bruit de gonds titille le silence de la nuit. Une silhouette se faufile dans l’entrouverture de la porte et celle-ci se referme lestement et sans bruit. Un déshabillé tombe sur le sol et un corps chaud se glisse à côté du dormeur. La chaleur et le parfum enivrant du jeune corps féminin font le reste. Belaïd ne se réveille pas pour autant. Il a sûrement la sensation d’être dans un rêve.

A son réveil, il enlève un petit objet planté dans son dos qui ne cesse de lui faire mal. Il l’examine : c’est une petite boucle d’oreille. Sur la lancée, il constate que le tchamir, prêté par Jean pour la nuit, traîne sur le sol. Il ne se souvient plus à quel moment de la nuit il l’a ôté. Intrigué, il inspecte le drap et y voit une tache de sang. Il sursaute et cherche sur son corps la blessure coupable, mais ne trouve rien. Il n’ose pas croire à l’incroyable. Mais le souvenir entêté de baisers fiévreux est là qui embaume encore ses lèvres. Son corps entier exhale des senteurs inédites. C’est un agréable songe, pense-t-il. Mais cela ne dissipe pas l’imperceptible doute qui le tenaille. Il se tâte encore et encore le corps et se dit que c’est beaucoup trop pour un rêve. Et puis il se reprend et se dit le contraire. Il sait que personne ne peut l’aider à élucider ce mystère. Il regarde de nouveau la boucle d’oreille, la reconnaît et comprend soudain que c’est Adèle qui a été l’invitée de son présumé rêve. Il l’a tellement bien regardée, pendant toute la soirée, qu’il garde en mémoire tous les détails de sa personne, corps et atours. Ceci décuple son trouble. Il se demande pourquoi elle a fait cela, si toutefois elle l’a fait réellement. Est-elle en possession de toutes ses facultés ? Il est de plus en plus agité. Il décide de quitter la maison avant le réveil des autres. Il ne veut surtout pas qu’on le voie dans cet état. Il leur expliquera plus tard qu’il s’est rappelé un rendez-vous matinal. Il s’habille dans la précipitation, mouille une serviette dans la salle de bain, fait disparaître la tache du drap et quitte les lieux. Malgré sa confusion, il n’oublie pas de mettre le bijou en évidence sur une petite table placée dans le couloir.

Tout au long du chemin de retour, qu’il fait à pied, oubliant du coup la mule bien harnachée de son père, il ne cesse de tourner et de retourner les choses pour comprendre ce qui s’est passé la nuit dernière. A-t-il causé un méfait ? Cela provoquera-t-il un scandale ? Que penseront ses amis ? Que dira-t-il à ses parents ? Et à son père malade ? Que dira si M’hammed ? Quelle sera la réaction de Hniya sa promise ? Quel regard lui jetteront ses contribules ? Toutes ces questions se disputent une place dans sa tête qui frôle l’éclatement. Il sait que s’il a fait ce qu’il pense avoir fait, c’est gravissime. La société marocaine juge très sévèrement un tel acte hors mariage. Il connaît l’extrême importance que les gens accordent à la virginité de la femme. Or la tâche de sang et le reste témoignent de son forfait, un véritable crime contre l’honneur. Il n’osera plus affronter les de Chabord. C’est une honte ! Quelle déception pour tout le monde ! Mais c’est elle qui est venue le voir, se justifie-t-il lamentablement et sans conviction…

Il pense de plus en plus que ce qu’il lui arrive est une punition divine. Ceci décuple son désespoir. Il se sent perdu, damné. Toutes ces pensées le torturent. Il n’arrive plus à les contrôler. Il est en pleine confusion mentale. Il frôle la démence. Il parle, crie, gesticule, pleure, divague. Ses commissures labiales sont blanches de bave.

Il erre ainsi sans manger et sans boire toute une journée et une bonne partie de la nuit, jusqu’au moment où il tombe d’épuisement. Des bergers le trouvent le lendemain inconscient devant l’entrée du mausolée du saint Moulay Ch’gagane, près des Houarja, le douar doukkali qui fait frontière avec Abda. Appelé à la rescousse, un notable des Oulad Azzaz identifie le fils du cheikh des B’hara en territoire abdi limitrophe.

Ramené chez lui, fiévreux et délirant, Belaïd gardera le lit pendant longtemps, entre la vie et la mort. Fqih et guérisseurssont appelés à son chevet. Personne n’arrive à diagnostiquer son mal ni à soulager un tant soit peu son état quasi comateux. Le mauvais œil ? Une rencontre nocturne avec Aïcha Kandicha, la séductrice satanique ? Un sort jeté par un envieux ? Une morsure de scorpion ? Un empoisonnement ? Pourquoi pas un acte de vengeance de son ami le colon qui l’aurait surpris avec sa femme ? Chacun y va ainsi de son hypothèse, à voix haute ou en catimini. On psalmodie des versets du Saint Coran. On exorcise le malade, censé être possédé. Rien n’y fait, la fièvre ne fait que monter et les délires avec. Il règne sur la grande maison de Hmida un climat d’abattement, de douleur et de désarroi. Les parents sont hagards. Rkia, la fille adoptive, circule sans but en vidant toutes les larmes de son corps. Les visiteurs se succèdent, mais personne ne trouve le mot idoine pour soulager l’immense affliction des maîtres de céans.

Alerté, quelques jours plus tard, Jean arrive et reste perplexe devant l’état de son ami. Il ne trouve rien à dire à Hmida affaibli par la maladie et pleurant son fils unique. Il ne comprend rien lui-même, ni au départ précipité de Belaïd ni à ce qu’il lui arrive. Son idée d’emmener le malade à l’hôpital de Safi ou peut-être même à Casablanca est écartée par les parents qui mettent leur espoir dans la bonté de Dieu et des saints patrons du pays. Lalla Zohra, la mère de Belaïd, décide de le transporter jusqu’au mausolée de Sidi Abdelaziz Ben Iffou voisin, guérisseur des choses de l’esprit avec l’aide de Dieu. Elle prend la direction des choses face à un Hmida diminué physiquement et abattu moralement.

Jean rapporte les faits à Françoise qui est sidérée. Présente, Adèle n’émet aucun commentaire. Sa pâleur passe inaperçue étant donné la couleur laiteuse de sa peau. Pour ne pas attirer l’attention sur elle, elle reste avec eux un petit moment avant de se retirer dans sa chambre. Tout à son chagrin et au poids de ce cataclysme qui lui tombe sur la tête, le couple oublie Adèle qui s’enferme à double tours et pleure silencieusement toute la journée et la nuit. Elle fait juste quelques apparitions pour sauver les apparences. Elle ne cesse de repenser à ce qui s’est passé lors de la nuit fatidique. Elle est encore sous l’effet de la force irrépressible qui l’a poussée vers Belaïd. En le rejoignant, elle veut juste lui parler et lui faire comprendre qu’elle est là parce qu’elle l’aime. Elle n’a jamais fréquenté de garçon, le climat social imposé par la guerre et l’état de sa propre santé n’ont pas été propitiatoires pour ce faire. Face à ce garçon dont les regards n’ont cessé de lui envoyer un signal d’amour, elle a voulu lui faire savoir qu’elle n’est pas restée insensible à ses avances. Elle a cru que leur aparté suivra le cheminement des amourettes de ses romans à l’eau de rose. Mais son héros est demeuré inconscient, plongé dans un véritable coma éthylique. Le rêve naïf de l’amoureuse néophyte a été balayé par un désir adulte impulsif et largement partagé. Elle est repartie dans sa chambre avec l’espoir d’avoir plus tard un entretien réparateur avec son amant d’une nuit. Une explication est nécessaire pour qu’il comprenne le dénouement inattendu de leur nuit. Elle ne regrette pas son acte, mais elle cherche à lui expliquer qu’il a été détourné de son but sentimental initial 

Le surlendemain elle présente un visage cadavérique. Sa tante impute cela à l’extrême émotivité due à son état dépressif. Elle ne prononce pas un mot, mais demeure discrètement à l’écoute des nouvelles de Belaïd. Françoise et Jean finissent cependant par être alarmés par la rapide et inexorable dégradation de sa santé. Ils préviennent ses parents. Elle est rapidement rapatriée en France grâce aux relations de son père. Le couple constate le désarroi d’Adèle le jour où on lui annonce son retour en France. Elle se laisse douloureusement arracher à ce Maroc où elle laisse un être cher entre la vie et la mort. Elle est cependant désespérée, car elle part sans le voir et sans avoir d’explication avec lui. Quel souvenir gardera-t-il d’elle ? Sera-t-il capable de comprendre sa motivation ou bien ce sera sa légèreté qu’il retiendra ? Ces questions sans réponses la désespèrent. Elle sait qu’elle n’aura certainement pas d’opportunité pour dissiper le malentendu. Elle se dit que cet amour est, dans tous les cas, fou et sans perspective. Cela est loin de la consoler ; elle est irrémédiablement inconsolable.

En la voyant ainsi triste et effondrée, Françoise et Jean croient qu’elle a du mal à les quitter. Sa tante lui promet qu’elle reviendra, car la guerre est presque finie. Mais c’est la dernière fois qu’ils la voient…

Venus lui rendre visite de nouveau, les de Chabord, croyant bien faire, transmettent à Belaïd les amitiés d’Adèle, rentrée précipitamment en France pour une raison familiale. Le malade ne dit rien mais retombe dans sa fièvre et ses délires. Pendant un bref instant, son visage affiche un air serein. Il est peut-être soulagé ; son secret n’a apparemment pas été divulgué et la confiance de ses amis est sauve. Il est en réalité torturé par le souvenir d’Adèle et désespéré de ne pouvoir s’expliquer avec elle.

Ayant résisté pendant un temps, Hniya demande instamment à son père l’autorisation d’aller voir Belaïd. « C’est mon khouiyi !», plaide-t-elle en larmes. Ses frères sont contre et son père essaie de calmer les esprits tout en pensant à une issue, difficile quelle qu’elle soit. Il est le seul à connaître l’attachement de sa fille unique à cet ancien élève qu’il a toujours bien aimé et souhaité pour gendre. Elle finit par vaincre l’hésitation de son père et l’opposition de ses frères qui se soumettent aux décisions du patriarche. Elle se précipite chez les parents de Belaïd et décide de le veiller malgré tout le monde, défiant les on-dit. Les parents du malade n’ont rien trouvé à redire. Bien au contraire, c’est pour eux un ballon d’oxygène. Ils ont toujours su que leur fils épousera Hniya, sans se douter du drame qu’il est en train de vivre. Dès qu’elle la voit, Lalla Zohra la prend dans les bras et la console, comme si c’est elle qui est la plus affectée par la maladie de Belaïd.

Hniya va livrer une bataille sans merci contre la maladie de son bien-aimé et contre la mentalité prédominante… (A suivre) 

Aziz Hasbi, 

Rabat, le 15 octobre 2020

Les épisodes précédents de Des noms et des faits de mon bled :

Des noms et des faits de mon bled

Les retrouvailles

Une amitié singulière

Une rencontre fatale